§§§4.
À l’extrémité de Pellestrina, là où le bac a débarqué quelques automobiles et de rares passagers, l’esplanade du terminus est déserte. Le car est en retard.
— Pourvu qu’ils ne soient pas en grève, dit un des voyageurs locaux, posant à terre son chargement de paniers.
Selon un prêtre en soutane, qui porte en bandoulière une sacoche râpée, et une paysanne qui regrette de n’avoir pas emporté sa bicyclette, il peut y avoir eu des difficultés à Malamocco : à Malamocco, on peut perdre jusqu’à une demi-heure, à cause des manœuvres de transbordement.
— Surtout s’il y a du brouillard, admet l’homme qui craint une grève.
Sous la sombre barrière des Murazzi, le terminus est éclairé par un unique réverbère, outre les fanaux du bac resté en attente contre le môle. Mais, de la route qui se perd dans l’obscurité vers le nord, c’est seulement un bruit de moteur qui signale enfin l’arrivée du car dont les phares ont de la peine à émerger de l’ombre aussi longtemps que le véhicule n’a pas atteint l’esplanade.
Mr. Silvera, qui s’est tenu comme toujours un peu à l’écart du groupe, attend que tous les autres soient montés pour reprendre sa valise et…
Mais non, cette fois il n’a pas de valise, s’aperçoit-il. Le geste lui est venu spontanément, à cause de ces mille autres fois où il a voyagé sur des cars comme celui-là, montant à des stations ou à des terminus perdus comme celui-là.
Et cette impression lui reste tandis que, à travers la fenêtre poussiéreuse, il suit l’alternance d’épaississement et de dissipation du brouillard tout au long du trajet, avec la succession des arrêts aux divers croisements, ponts, villages, petits ports…
San Vito ? Porto Secco ? San Pietro in Volta ?… N’est-ce pas plutôt Dobromierz, Stanowiska, Kluczewsko ?… Ou bien Kifissa, ou Tambouk ?… Ou San Pedro de Mojos ?… Les noms se démultiplient et se confondent, comme sur une carte routière où l’on aurait accumulé les détails au point de la rendre indéchiffrable. Et Mr. Silvera, un instant, ne sait plus où il va : s’il est en train de retourner vers la femme qu’il a rencontrée aujourd’hui et qu’il devrait retrouver bientôt, ou s’il n’a pas déjà repris son voyage interrompu.